Voici le récit animé des premiers pas de don Juan sur le chemin des Naguals (chamans mexicains).
Cette histoire, bien qu’apparemment emprunte de folie, révèle l'aspect incontournable de l'initiation chamanique, ou accès à la Connaissance : l'association interne des polarités masculine et féminine.
La ruse de l’esprit
[…] Le soleil ne s’était pas encore levé derrière les sommets des montagnes, à l’est, mais la journée était déjà chaude. Comme nous arrivions devant la première pente raide, quelques kilomètres après avoir pris la route qui partait des faubourgs de la ville, don Juan s’arrêta de marcher et se dirigea vers le bas-côté de la chaussée pavée. Il s’assit près d’énormes rochers qui provenaient du dynamitage de la montagne, lors du percement de la route, et me fit signe de le rejoindre. Nous avions l’habitude de nous arrêter là pour parler ou nous reposer quand nous étions en chemin vers les montagnes voisines. Don Juan m’annonça que ce voyage-ci serait long et que nous passerions peut-être plusieurs jours dans les montagnes.
« Nous allons maintenant parler du troisième noyau abstrait, me dit don Juan. On l’appelle la ruse de l’esprit, la ruse de l’abstrait, se traquer soi-même, ou l’époussetage du lien. »
[…]
Nous nous assîmes et don Juan reparla des histoires de sorcellerie. Il me dit que je connaissais maintenant l’histoire de l’intention [la Grande Conscience] telle qu’elle s’était manifestée au nagual Elias et l’histoire de l’esprit cognant à la porte du nagual Julian. Je savais aussi comment il avait, lui, rencontré l’esprit, et je ne pouvais certainement pas oublier les circonstances dans lesquelles je l’avais moi-même rencontré. Toutes ces histoires, me dit-il, reposent sur la même structure ; seuls les personnages sont différents. Chaque histoire est une tragi-comédie abstraite avec un acteur abstrait, l’intention, et deux acteurs humains, le nagual et son apprenti. Le scénario était le noyau abstrait.
Je crus que j’avais finalement compris ce qu’il voulait dire, mais je ne m’expliquai pas tout à fait, même à moi-même, la nature de ce que j’avais compris, et je ne pouvais pas non plus l’expliquer à don Juan. Quand je tentai de traduire mes pensées en paroles, je me mis à bredouiller.
Don Juan semblait connaître mon état d’esprit. Il me suggéra de me détendre et d’écouter. Il me dit que l’histoire qu’il allait me raconter maintenant concernait le processus par lequel on amène un apprenti dans le royaume de l’esprit, un processus que les sorciers appelaient la ruse de l’esprit ou l’époussetage du lien de communication avec l’intention.
« Je t’ai déjà raconté comment le nagual Julian m’avait emmené chez lui après que j’eus reçu une balle et comment il a soigné ma blessure jusqu’à ma guérison, poursuivit don Juan. Mais je ne t’ai pas dit comment il a épousseté mon lien, comment il m’a appris à me traquer moi-même.
« La première chose que fait un nagual à l’égard de son futur apprenti, c’est de le duper. C’est-à-dire qu’il lui donne un coup sur son lien de communication avec l’esprit. Il y a deux façons de procéder, dans ce cas. L’une recourt à des moyens à demi normaux, ceux que j’ai utilisés avec toi, et l’autre recourt à des moyens de pure sorcellerie, ceux que mon benefactor a utilisés à mon égard. »
Don Juan me répéta encore comment son benefactor avait convaincu les personnes qui s’étaient rassemblées sur la route que l’homme blessé était son fils. Il avait payé des hommes pour transporter don Juan, qui était inconscient à cause du choc de l’hémorragie, jusqu’à sa propre maison. Don Juan se réveilla là, plusieurs jours après, et vit un gentil vieil homme et sa grosse femme en train de soigner sa blessure. Le vieil homme lui dit qu’il s’appelait Belisario, que sa femme était une célèbre guérisseuse et que, tous deux, ils soignaient sa blessure. Don Juan leur dit qu’il n’avait pas d’argent, et Belisario lui dit qu’après sa guérison on pourrait trouver une forme de paiement.
Don Juan me dit qu’il était totalement déconcerté, ce qui n’était pas nouveau chez lui. Il n’était qu’un Indien musclé et téméraire de vingt ans, sans cervelle, sans éducation proprement dite, et d’un très mauvais caractère. Il n’avait aucun sens de la gratitude. Il trouvait que c’était très gentil de la part du vieil homme et de sa femme de l’avoir aidé, mais il avait l’intention d’attendre que sa blessure guérisse pour disparaître carrément en pleine nuit. Quand il fut suffisamment remis et prêt à s’enfuir, le vieux Belisario l’emmena dans une autre pièce et, tremblant, lui révéla en chuchotant que la maison qu’ils habitaient appartenait à un homme monstrueux qui les gardait, sa femme et lui, prisonniers. Il demanda à don Juan de les aider à recouvrer leur liberté, à échapper à celui qui les avait capturés et les persécutait. Avant que don Juan ait eu le temps de répondre, un homme monstrueux à la tête de poisson qui semblait sortir tout droit d’une histoire de terreur fit irruption dans la pièce, comme s’il avait écouté à la porte. Il était gris verdâtre, avec un seul œil, qui ne cillait pas, au milieu du front, et un corps grand comme une porte. Il s’avança en titubant vers don Juan, en sifflant comme un serpent, prêt à le mettre en pièces, et lui fit si peur que celui-ci s’évanouit.
« La façon dont il s’y était pris pour frapper mon lien de communication avec l’esprit était magistrale. » Don Juan rit. « Mon benefactor m’avait bien sûr fait accéder à la conscience accrue avant l’entrée du monstre, si bien que ce que je vis sous l’aspect d’un homme monstrueux était ce que les sorciers appellent un être non organique, un champ d’énergie informe. »
Don Juan me dit qu’il connaissait d’innombrables cas où le talent diabolique de son benefactor engendrait des situations désopilantes, qui étaient très gênantes pour tous ses apprentis, surtout pour don Juan lui-même, que son sérieux et sa rigidité désignaient comme l’objet idéal des farces didactiques de son benefactor. Il ajouta, après coup, que ces farces amusaient bien sûr follement son benefactor.
« Si tu penses que je me moque de toi – ce qui est vrai –, ce n’est rien en comparaison de la manière dont il se moquait de moi, poursuivit don Juan. Mon benefactor diabolique avait appris à pleurer pour cacher son rire. Tu ne peux pas savoir combien il pleurait quand j’ai commencé mon apprentissage. »
Continuant son récit, don Juan affirma que sa vie ne fut plus jamais la même après le choc qu’il éprouva en voyant cet homme monstrueux. Son benefactor y veilla. Don Juan m’expliqua que, dès qu’un nagual a initié son futur disciple, surtout son disciple nagual, à la ruse, il lui faut lutter pour s’assurer de son acquiescement. Cet acquiescement pouvait prendre deux formes différentes. Ou bien le futur disciple est si bien discipliné et disponible que sa seule décision de suivre le nagual suffit. Ou bien le disciple est peu ou pas discipliné, et dans ce cas le nagual doit consacrer du temps et beaucoup de travail à convaincre son disciple. Dans le cas de don Juan, du fait que c’était un jeune paysan sauvage, sans rien dans la tête, le processus consistant à le former prit des tournures bizarres.
Peu après lui avoir donné le premier coup, son benefactor le frappa à nouveau, en montrant à don Juan sa capacité à se transformer. Un jour son benefactor se transforma en jeune homme. Don Juan fut incapable de voir dans cette transformation autre chose qu’un talent consommé d’acteur.
« Comment accomplissait-il ces changements ? demandai-je.
– Il était à la fois magicien et artiste, répondit don Juan. Sa magie consistait à se transformer en déplaçant son point d’assemblage vers une position qui pouvait lui permettre d’accomplir tous les changements qu’il souhaitait. Et son art résidait dans la perfection de ses transformations.
– Je ne comprends pas très bien ce que vous me racontez », dis-je.
Don Juan me dit que la perception est la charnière de tout ce qu’est ou fait l’homme, et que la perception est gouvernée par l’emplacement du point d’assemblage. Donc, si ce point change de position, la perception du monde par l’homme change en conséquence. Le sorcier qui sait où placer exactement son point d’assemblage peut devenir ce qu’il veut.
« La virtuosité du nagual Julian, en ce qui concernait le déplacement de son point d’assemblage, était si grande qu’il pouvait accomplir les transformations les plus subtiles, poursuivit don Juan. Quand un sorcier se transforme en corbeau, par exemple, il s’agit certainement d’un grand exploit, Cependant, cela implique un déplacement énorme, et donc grossier, du point d’assemblage. Mais déplacer ce point vers la position correspondant à un homme gros ou à un vieil homme exige un mouvement des plus infimes et la connaissance la plus pénétrante de la nature humaine.
[…]
Poursuivant son récit, don Juan dit qu’il s’habitua vite à considérer le vieil homme qui lui avait sauvé la vie comme un jeune homme qui se déguisait en vieux. Mais un jour, le jeune homme fut à nouveau le vieux Belisario que don Juan avait connu au début. Celui-ci, ainsi que la femme que don Juan considérait comme sa femme, firent leurs bagages, et deux hommes souriants, avec une paire de mulets, surgirent du néant.
[…]
Don Juan me dit que le vieil homme l’assura que sa blessure était guérie, même s’il ne se sentait pas encore très bien. Puis il donna l’accolade à don Juan et murmura d’une voix vraiment triste : « Tu as tellement plu au monstre qu’il nous a délivrés, ma femme et moi, de l’esclavage et t’a pris comme seul serviteur. »
« Je lui aurais ri au nez, poursuivit don Juan, si je n’avais entendu un profond grognement animal et un fracas effrayant qui venaient des pièces réservées au monstre. »
Les yeux de don Juan brillaient d’une joie intérieure. Je voulus garder mon sérieux mais ne pus m’empêcher de rire. Belisario, conscient de la frayeur de don Juan, se confondit en excuses à propos du coup du sort qui l’avait libéré en emprisonnant don Juan. Il claqua la langue en signe de dégoût et maudit le monstre. Il avait les larmes aux yeux en énumérant tous les travaux ménagers que le monstre voulait voir accomplir chaque jour. Et quand don Juan protesta, il lui confia, à voix basse, qu’il n’y avait aucune échappatoire car le monstre avait une connaissance incomparable de la magie.
Don Juan demanda à Belisario de lui conseiller une ligne de conduite. Et Belisario se lança dans une longue explication sur le fait que les plans d’action ne sont opportuns que si l’on a affaire à des êtres humains ordinaires. Dans le contexte humain, nous pouvons faire des plans, conspirer, et selon notre chance, ainsi que notre adresse et nos efforts, réussir. Mais face à l’inconnu, en particulier face à la situation de don Juan, le seul espoir de survie consistait à consentir et à comprendre.
Belisario avoua à don Juan que, pour s’assurer de n’être jamais poursuivi par le monstre, il se rendait dans l’État de Durango afin d’apprendre la sorcellerie. Il demanda à don Juan si celui-ci envisagerait d’apprendre la sorcellerie. Et don Juan, horrifié par cette idée, répondit qu’il ne voulait rien avoir à faire avec les sorcières.
Don Juan rit à se tenir les côtes et avoua que cela l’amusait de penser à la manière dont son benefactor devait avoir savouré leur échange. En particulier, au moment où lui-même, dans un accès de peur et de passion, refusa l’invitation sérieuse d’apprendre la sorcellerie en disant : « Je suis un Indien. Je suis né pour haïr et craindre les sorcières. »
Belisario échangea plusieurs coups d’œil avec sa femme et son corps commença à trembler. Don Juan se rendit compte qu’il pleurait en silence, visiblement peiné par ce refus. Sa femme dut le soutenir jusqu’à ce qu’il reprît contenance.
Tandis que Belisario s’éloignait avec sa femme, il se retourna et donna encore un conseil à don Juan. Il lui dit que le monstre exécrait les femmes, et que don Juan devait être en état d’alerte afin de trouver un remplaçant homme au cas où le monstre l’aimerait assez pour changer d’esclave. Mais il lui dit de ne pas nourrir trop d’espoirs à ce sujet parce qu’il ne quitterait pas cette maison avant très longtemps. Le monstre aimait s’assurer que ses esclaves étaient loyaux ou, au moins, obéissants.
Don Juan n’en pouvait plus. Il s’effondra, se mit à pleurer, et dit à Belisario que personne n’allait le réduire en esclavage. Il avait toujours la possibilité de se suicider. Le vieil homme fut très ému par la crise qui frappait don Juan et avoua qu’il avait eu la même idée, mais que le monstre, hélas, lut dans ses pensées et l’empêcha de s’ôter la vie chaque fois qu’il le tenta.
Belisario proposa de nouveau à don Juan de l’emmener avec lui à Durango pour y apprendre la sorcellerie. Il lui dit que c’était là la seule solution possible. Et don Juan lui répondit que sa solution revenait à choisir entre la peste et le choléra.
Belisario se mit à pleurer bruyamment et prit don Juan dans ses bras. Il maudit le moment où il lui avait sauvé la vie et jura qu’il ne savait pas du tout qu’ils prendraient la place l’un de l’autre. Il se moucha et, regardant don Juan avec intensité, lui dit : « Le déguisement est le seul moyen de survie. Si tu ne te comportes pas d’une certaine façon, le monstre peut voler ton âme et te transformer en un idiot qui accomplit ses travaux ménagers, et rien d’autre.
Dommage que je n’aie pas le temps de t’apprendre à jouer des rôles. » Puis il pleura de plus belle.
Don Juan, étouffé par les larmes, lui demanda de lui expliquer comment il pouvait se déguiser. Belisario lui révéla que le monstre avait une très mauvaise vue et lui recommanda de faire des essais avec divers vêtements de son goût. Il avait, après tout, des années devant lui pour essayer différents déguisements. Il embrassa don Juan à la porte, pleurant toutes les larmes de son corps. Sa femme toucha timidement la main de don Juan. Puis ils partirent.
« Jamais, ni avant ni plus tard, je n’ai éprouvé une terreur et un désespoir pareils, dit don Juan. Le monstre bringuebalait des objets dans la maison, comme s’il m’attendait impatiemment. Je m’assis près de la porte, et je me mis à gémir comme un chien souffrant. Puis je vomis, de peur. »
Don Juan resta assis pendant des heures, sans pouvoir bouger. Il n’osait ni partir ni entrer dans la maison. On peut dire sans exagérer qu’il était réellement sur le point de mourir, lorsqu’il vit Belisario agiter les bras de l’autre côté de la rue, dans une tentative frénétique pour attirer son attention. Le seul fait de le revoir procura un soulagement immédiat à don Juan.
Belisario était accroupi près du trottoir et observait la maison. Il fit signe à don Juan de rester à sa place.
Après un moment affreusement long, Belisario rampa à quatre pattes en direction de don Juan sur une courte distance, puis s’accroupit de nouveau, dans une immobilité totale. Il avança, en rampant à ce rythme, jusqu’aux côtés de don Juan. Cela lui prit un temps fou. Beaucoup de personnes étaient passées par là, mais aucune ne semblait avoir remarqué le désespoir de don Juan ni l’activité du vieil homme. Quand ils furent l’un à côté de l’autre, Belisario dit en chuchotant qu’il s’était senti fautif d’abandonner don Juan comme un chien attaché à un poteau. Bien que sa femme ne fût pas d’accord, il était revenu pour essayer de le sauver. Après tout, c’était grâce à don Juan qu’il avait obtenu sa liberté.
Il demanda à don Juan, en chuchotant sur un ton impérieux, s’il était prêt et disposé à faire n’importe quoi pour échapper à cette situation. Et don Juan l’assura qu’il y était prêt. Le plus subrepticement du monde, Belisario donna à don Juan un paquet de vêtements. Puis il lui exposa les grandes lignes de son plan. Don Juan devait se rendre dans la partie de la maison la plus éloignée des pièces réservées au monstre et se changer lentement, enlevant ses vêtements un à un, en commençant par son chapeau et en laissant ses chaussures pour la fin. Il devait ensuite poser tous ses habits sur un cadre en bois, une structure en forme de mannequin, qu’il devait construire rapidement et d’une manière efficace, aussitôt entré dans la maison.
Don Juan devait ensuite – c’était la seconde étape du plan – revêtir le seul déguisement qui pouvait duper le monstre : les vêtements qui se trouvaient dans le paquet.
Don Juan se précipita dans la maison et prépara tout ce qu’il fallait. Il construisit une structure en forme d’épouvantail, avec des bâtons qu’il trouva à l’arrière de la maison, ôta ses vêtements et les posa dessus. Mais lorsqu’il ouvrit le paquet il eut le choc de sa vie. Celui-ci contenait des vêtements de femme !
« Je me sentis stupide et perdu, dit don Juan, et m’apprêtais à porter mes propres vêtements à nouveau, quand j’entendis les grognements inhumains de cet homme monstrueux. J’avais été élevé dans le mépris des femmes, dans l’idée que leur seule fonction était de s’occuper des hommes. Porter des vêtements de femme, c’était, pour moi, comme devenir une femme. Mais la peur que j’avais du monstre était si forte que je fermai les yeux et enfilai ces maudits vêtements. »
Je regardai don Juan, en l’imaginant habillé en femme. L’image était tellement ridicule que, contre mon gré, j’éclatai d’un rire énorme.
Don Juan me dit que quand Belisario, qui l’attendait de l’autre côté de la rue, vit don Juan déguisé, il se mit à pleurer sans pouvoir se contrôler. Il guida don Juan en pleurant jusqu’aux faubourgs de la ville où sa femme et les deux muletiers attendaient. L’un de ces derniers demanda avec beaucoup d’audace à Belisario s’il avait volé cette fille étrange pour la vendre dans un bordel. Le vieil homme pleurait si fort qu’il semblait sur le point de s’évanouir. Les jeunes muletiers ne savaient quoi faire, mais la femme de Belisario, au lieu de compatir, se mit à hurler de rire. Et don Juan ne comprenait pas pourquoi.
La compagnie commença à s’ébranler dans l’obscurité. Ils prenaient des pistes peu empruntées et se dirigeaient régulièrement vers le nord. Belisario ne parlait pas beaucoup. Il semblait avoir peur et s’attendre à des ennuis. Sa femme le disputait tout le temps et se plaignait qu’ils eussent gâché leur chance d’être libres en emmenant don Juan. Belisario lui ordonna sévèrement de ne plus répéter cela de peur que les muletiers ne découvrent que don Juan était déguisé. Il recommanda à don Juan de se comporter comme s’il était une fille un peu folle, parce qu’il ne savait pas agir de façon convaincante comme femme.
En quelques jours, la peur de don Juan se calma beaucoup. En réalité, il devint si confiant qu’il ne pouvait même pas se souvenir de sa frayeur. N’étaient les vêtements qu’il portait, il aurait pu s’imaginer que toute cette expérience n’avait été qu’un mauvais rêve.
Porter des vêtements de femme, dans ces circonstances, impliquait, bien sûr, une série de changements radicaux. La femme de Belisario lui apprenait, avec beaucoup de sérieux, toutes les fonctions d’une femme. Don Juan l’aidait à faire la cuisine, la lessive, et à ramasser du bois. Belisario rasa la tête de don Juan et l’enduisit d’un médicament qui sentait fort, et dit aux muletiers que la fille était infestée de poux. Don Juan me dit que, comme il était encore imberbe, il ne lui était pas difficile de passer pour une femme. Mais il était dégoûté de lui-même, de tous ces gens et, surtout, de son sort. Finir déguisé en femme, et chargé des travaux ménagers des femmes, était plus qu’il n’en pouvait supporter.
Un jour, il en eut assez. La goutte d’eau qui fit déborder le vase, ce fut la conduite des muletiers. Ils s’attendaient à ce que cette fille étrange soit aux petits soins pour eux, et ils l’exigeaient. Don Juan me dit qu’il devait être aussi perpétuellement sur ses gardes parce qu’ils lui faisaient la cour.
Je me sentis forcé de poser une question.
« Les muletiers étaient-ils de mèche avec votre benefactor ?
– Non, répondit-il, et il se mit à rire aux éclats. C’étaient seulement deux braves gars, qui étaient tombés un moment sous son charme. Il avait loué leurs mulets pour transporter des plantes médicinales et leur avait dit qu’il les paierait bien s’ils l’aidaient à kidnapper une jeune femme. »
L’étendue des actions du nagual Julian, quand je l’imaginais, me renversait. Je me représentai don Juan repoussant des avances sexuelles et braillai de rire.
Don Juan poursuivit son récit. Il me raconta qu’il dit sèchement au vieil homme que la mascarade avait assez duré, que les hommes lui faisaient des avances sexuelles. Belisario lui conseilla avec nonchalance d’être plus compréhensif, car les hommes sont des hommes, et il recommença à pleurer, ce qui dérouta complètement don Juan, lequel se retrouva en train de prendre avec acharnement la défense des femmes.
Il se passionna tellement pour la condition critique des femmes qu’il se fit peur. Il dit à Belisario qu’il allait finir par se trouver dans un état pire que celui où il se serait trouvé s’il était resté l’esclave du monstre.
Le trouble de don Juan s’accrut lorsque le vieil homme pleura sans pouvoir se contrôler et marmonna des insanités : la vie était bonne, le petit prix qu’il fallait payer pour la vivre n’était rien, le monstre dévorerait l’âme de don Juan et ne lui permettrait même pas de se suicider. « Flirte avec les muletiers, conseilla-t-il à don Juan d’un ton conciliant. Ce sont des paysans primitifs. Ils ne cherchent qu’à jouer, alors repousse-les lorsqu’ils te bousculent. Laisse-les te toucher la jambe. Quelle importance cela a-t-il pour toi ? » Et, encore une fois, il pleura sans retenue. Don Juan lui demanda pourquoi il pleurait comme cela. « Parce que tu es parfait pour tout cela », dit-il, et son corps se tordit sous la force de ses sanglots.
Don Juan le remercia de ses bons sentiments et de toute la peine qu’il prenait pour lui. Il dit à Belisario qu’il se sentait maintenant en sécurité et qu’il voulait partir.
« L’art du traqueur consiste à apprendre toutes les bizarreries de ton déguisement, dit Belisario sans s’occuper de ce que lui disait don Juan. Et il consiste à les apprendre si bien que personne ne sache que tu es déguisé, Pour cela il faut que tu sois implacable, rusé, patient et gentil. »
Don Juan ne savait absolument pas de quoi Belisario parlait. Plutôt que de le découvrir, il lui demanda des habits d’homme. Belisario se montra très compréhensif. Il donna à don Juan de vieux habits et quelques pesos. Il promit à don Juan que son déguisement resterait toujours là au cas où il en aurait besoin et insista avec véhémence pour qu’il vienne avec lui à Durango afin d’apprendre la sorcellerie et de se débarrasser pour de bon du monstre. Don Juan refusa et le remercia. Alors Belisario lui dit au revoir et lui tapa plusieurs fois dans le dos avec beaucoup de force. Don Juan se changea et demanda à Belisario de lui indiquer des directions à prendre. Celui-ci lui répondit que s’il suivait la piste vers le nord, il arriverait plus ou moins vite à la prochaine ville. Il lui dit qu’ils pourraient se croiser de nouveau puisqu’ils suivaient tous la même direction générale – celle qui s’éloignait du monstre.
Don Juan démarra aussi vite qu’il le put, enfin libre. Il devait avoir marché huit ou neuf kilomètres avant de trouver des signes d’une présence humaine. Il savait qu’il y avait une ville dans les environs et pensait qu’il pourrait y trouver du travail en attendant de décider où il allait se rendre. Il s’assit pour se reposer un moment, prévoyant les difficultés obligatoires qu’un étranger rencontrerait dans une petite ville isolée, quand, du coin de l’œil, il aperçut un mouvement qui faisait bouger les buissons près de la piste des mulets. Il sentit que quelqu’un le regardait. Il ressentit une terreur tellement absolue qu’il sauta sur ses pieds et se mit à courir en direction de la ville ; le monstre sauta sur lui, essayant, en titubant, de lui saisir la nuque. Il la rata de très près. Don Juan cria comme il n’avait jamais crié auparavant, mais se contrôlait encore assez pour se retourner et rebrousser chemin en courant dans la direction d’où il était venu.
Tandis que don Juan courait pour sauver sa vie, le monstre le poursuivait, de très près, à travers les buissons en faisant un bruit retentissant. Don Juan me dit que ce son était le plus effrayant qu’il eût jamais entendu. Il vit enfin les mulets qui se déplaçaient lentement au loin et appela au secours en hurlant.
Belisario reconnut don Juan et courut vers lui en affichant une terreur non déguisée. Il jeta à don Juan le paquet de vêtements féminins en criant : « Cours comme une femme, espèce d’idiot. »
Don Juan admit qu’il ne savait pas comment il avait eu la présence d’esprit de courir comme une femme, mais il le fit. Le monstre cessa de le poursuivre. Et Belisario lui dit de se changer rapidement pendant qu’il tenait le monstre en échec.
Don Juan se joignit à la femme de Belisario et aux muletiers souriants sans avoir de regard pour personne. Ils revinrent sur leurs pas et s’engagèrent sur d’autres pistes. Personne ne parla pendant plusieurs jours ; puis Belisario lui donna tous les jours des leçons. Il dit à don Juan que les femmes indiennes étaient pratiques et allaient directement au fond des choses, mais qu’elles étaient aussi très timides et que, lorsqu’on les défiait, elles manifestaient des signes physiques de peur qui se traduisaient par des yeux fuyants, des lèvres pincées et des narines dilatées. Tous ces signes s’accompagnaient d’un entêtement craintif, suivi d’un rire timide.
Il faisait pratiquer à don Juan ses talents de comportement féminin dans toutes les villes qu’ils traversaient. Et don Juan croyait franchement qu’il lui apprenait à devenir acteur. Mais Belisario insistait sur le fait qu’il était en train de lui enseigner l’art du traqueur. Il dit à don Juan que traquer était un art applicable à toute chose, et qu’il fallait franchir quatre étapes pour l’apprendre : l’implacabilité, la ruse, la patience et la gentillesse.
Je me sentis encore une fois obligé d’interrompre son récit.
« Mais l’art du traqueur ne s’enseigne-t-il pas dans un état profond de conscience accrue ? demandai-je.
– Bien sûr, répondit-il avec un sourire. Mais tu dois comprendre que, pour certains hommes, porter des vêtements de femme, c’est accéder à la conscience accrue. En réalité, ce genre de méthode est plus efficace que celui qui consiste à pousser le point d’assemblage, mais très difficile à mettre sur pied. »
Don Juan me dit que son benefactor l’exerçait tous les jours aux quatre dispositions de l’art du traqueur et insistait pour que don Juan comprenne que l’implacabilité ne devait pas être de la dureté, que la ruse ne devait pas être de la cruauté, que la patience ne devait pas être de la négligence, et que la gentillesse ne devait pas être de la sottise. Il lui apprit que ces quatre niveaux devaient être pratiqués et perfectionnés jusqu’à devenir tellement harmonieux qu’on ne puisse pas les remarquer.
Il estimait que les femmes étaient des traqueuses par nature. Et il en était tellement convaincu qu’il soutenait qu’un homme ne pouvait vraiment apprendre l’art du traqueur que sous un déguisement de femme.
Extrait du livre La force du silence écrit par Carlos Castaneda, p. 84 à 102
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Le Corre (vendredi, 24 août 2018 16:41)
Merci pour ce passage :) je suis fan inconditionnelle de Castaneda !